Etude de cas sur Frichti / Gorillas / Getir

Profitabilité – croissance – chiffre d’affaires. Ce sont les mots clés de la réussite d’une entreprise. La place de l’actif dans l’inconscient collectif est majoritaire ; une entreprise qui fonctionne est celle qui génère du chiffre, qui s’ouvre à de nouveaux marchés, qui profite des opportunités de croissance externe. 

Mais tout cela ne doit pas effacer le rôle que tient le passif. Car une entreprise qui réussit c’est surtout celle qui rémunère ses salariés, paye ses fournisseurs, régularise ses loyers, sans oublier le règlement de ses cotisations sociales et fiscales ! 

L’histoire nous le montre, une entreprise qui génère des millions d’euros de chiffre d’affaires, ne cesse d’acquérir ses concurrents et, d’ouvrir de nouvelles localisations, peut également se retrouver en état de cessation des paiements et se voir contrainte d’ouvrir une procédure de redressement, voire de liquidation judiciaire. 

Le géant turc Getir en est la preuve. Avec la période post-Covid comme début très prometteur, Getir se positionne comme le précurseur du « quick commerce ». En 2021, la licorne turque a signé trois levées de fonds totalisant presque le milliard de dollars en six mois. En 2022, le groupe est valorisé à plus de 10 milliards d’euros, avec l’acquisition de Gorillas qui avait lui-même racheté Frichti. 

L’enseigne Getir France cumulait en 2022 un chiffre d’affaires de 120,3 millions d’euros, en employant au total 1 708 personnes en France.

Cependant cette idylle s’est écroulée en l’espace de quelques mois avec le redressement judiciaire du groupe prononcé début mai 2023, et l’annonce de la liquidation de Getir et Gorillas en France mi-juillet. Mais alors pourquoi ? 

Comment une structure opérationnelle et pleine de promesses peut-elle s’effondrer aussi vite ? Quels facteurs (internes et externes) déterminants, scellent l’avenir d’une société ? 

Un contexte global défavorable

Une entreprise ne peut pas être hermétique au contexte dans lequel elle évolue. Les facteurs externes font partie de son succès, mais aussi de sa chute. 

Si Getir a vu son activité s’effondrer aussi vite qu’elle a explosé en à peine trois ans, ces évolutions s’inscrivent dans un contexte de crise énergétique, de forte inflation, de dépréciation de l’euro, et de mouvements sociaux. Sans compter un climat incertain sur « l’après ».

En effet l’aggravation historique du déficit commercial, le repli des créations d’entreprises, l’accélération de l’inflation, et l’explosion du coût de l’énergie entraînent une cascade de conséquences créant un environnement économique défavorable, en particulier pour les structures comme Getir qui au-delà de vendre des produits de première nécessité, restent un service accessoire et de « luxe de consommation ». 

Et c’est dans ce contexte que trouvent leur origine tous les facteurs externes qui rendent l’environnement d’entreprise actuel si difficile : l’augmentation des prix des produits agricoles et des produits à la consommation, la dégradation du climat des affaires dans le commerce de gros et dans le bâtiment, la confiance des ménages en berne et leur consommation en baisse, la hausse des demandes d’intervention des AGS (Assurance Garantie Salaires), etc. 

Tous ces constats se réunissent autour d’un même leitmotiv caractérisant cette crise : le retour à l’essentiel et la redéfinition de nos besoins. 

L’accumulation d’une dette française

Outre la strate du contexte global difficile, vient s’ajouter le contexte français qui a participé à creuser la dette du groupe turc. Getir France explique avoir subi « l’environnement contextuel défavorable » avec notamment l’inflation et un « niveau élevé des loyers et un nombre de baux très importants ». 

En effet, pour répondre à sa ligne commerciale initiale qui est celle de la rapidité, de l’efficacité, de la qualité, Getir a dû multiplier ses magasins, multiplier ses livreurs. Et malgré les résultats positifs au niveau des chiffres, et une base de clients qui ne cessait d’augmenter, Getir France totalisait 200 millions d’euros de dette fin mars 2023, selon une note interne à l’entreprise fournie par l’AFP. 

Ainsi, le contexte défavorable couronné par l’augmentation exponentielle des loyers français dans les métropoles, les mouvements sociaux rendant le rapport rémunération / travail effectué par les salariés déficitaire, creusent la situation et jettent Getir dans la spirale de l’endettement. 

La fermeture de la brèche des dark stores en France

Le dernier coup de hache est donné par le gouvernement français. « Les dark stores, c’est fini », avait clamé Emmanuel Grégoire, premier adjoint à la maire de Paris Anne Hidalgo, critiquant « des comportements capitalistiques prédateurs » de la part de ces entreprises.

En effet, ces entrepôts fantômes surnommés dark stores ont rapidement été pointés du doigt pour leur modèle précaire, les conditions de travail des salariés, et les nuisances occasionnées.

Ainsi, ces plateformes de livraison express ont fait face à de réels changements de réglementation plus stricte. En mars dernier, le gouvernement avait décrété que les dark stores étaient désormais des entrepôts et non des commerces, ce qui avait profondément modifié la législation autour de leurs activités, en freinant leur développement, notamment en centre-ville. Le décret est entré en vigueur le 1er juillet 2023. 

De nombreuses mairies ont fait une fronde craignant pour leurs métropoles d’être réduites à l’état de « villes-entrepôts » par ces nouveaux acteurs. En conséquence, désormais, les locaux stockant des produits livrés en quelques minutes après avoir été commandés sur internet via des plateformes comme Getir peuvent désormais être contraints de fermer si le Plan local d’urbanisme (PLU) interdit ce type d’activité à leur adresse.

Des parlementaires ont incité le durcissement de ces mesures dans un secteur où il semblerait, d’après un article La Tribune, que « jusqu’à 70 % des travailleurs sont en situation irrégulière ». « Les plateformes se montrent trop passives » face à ce phénomène des travailleurs en situation irrégulière, avaient estimé les deux co-rapporteurs Maud Gatel (Dem) et Anaïs Sabatini (RN) qui souhaitaient « un renfort des sanctions » des sociétés fautives

Getir quitte donc le sol français avec sa filiale Gorillas, et le sort de Frichti n’étant pas encore scellé. 

La décision de Getir n’est d’ailleurs pas un cas isolé, puisque son principal concurrent, l’allemand Flink, avait également annoncé son départ du marché français le mardi 6 juin dernier.

Ainsi, le chiffre d’affaires et la présence sur le marché n’est pas toujours synonyme de bonne santé. Les facteurs à prendre en compte pour évaluer l’état d’une entreprise sont innombrables, et probablement égaux au nombre de raisons pouvant conduire à un redressement judiciaire et/ou à une liquidation. Un géant du marché, peut rapidement se transformer en géant de papier.